(membre de l’AMVIC)
A la fin de l’année scolaire 1949/50, j’ai décidé de ne pas poursuivre mes études et d’aller travailler. J’étais l’aîné d’une famille de quatre enfants et j’avais pris conscience des difficultés à la maison. Il n’y entrait que le salaire de mon père, ouvrier maçon et il fallait l’aider.
Au hasard je me suis présenté à la Direction des PTT, rue Henri Barbusse, où on m’a proposé un emploi de porteur de télégrammes pour le surlendemain. (époque bénie) :« présentez-vous au 25 rue Colbert, Central Télégraphique. ». J’étais fier d’entrer dans le monde du travail et aussi inquiet devant cette nouvelle vie, je n’avais que 17 ans.

Tout de suite, on m’a mis en « doublure » avec un ancien pour apprendre le métier. D’entrée j’ai été impressionné par tous ces garçons en uniforme, comme des militaires : pantalon et veste de drap bleu marine et casquette règlementaire. A l’époque, la plupart des corps de métier étaient reconnaissables par leur tenue : les flics, les douaniers, les contrôleurs du gaz, les employés du tram, les cheminots, les facteurs.et nous autres les « télés » de plus, remarquables par notre jeune âge. On disait télés pour télégraphistes, en fait le titre exact était « jeunes facteurs »
Les Télés étaient répartis en deux services distincts : la distribution (les porteurs de télégrammes) et la boulisterie. Les boulistes travaillaient à l’étage, salle de Paris, où opéraient les transmetteurs de télégrammes, les commis dont l’appellation venait d’être changée en agents d’exploitation. Il existait alors des grades complètement oubliés aujourd’hui avec des noms qui me laissaient perplexe, entre autre « surnuméraires » ou ancien « commis nouvelle formule. »…..
La Poste Colbert était divisée en trois niveaux : le rez-de-chaussée était réservé à l’accueil du public d’un côté, et le tri des facteurs de l’autre qui communiquait par un couloir encombré de « poussettes » (des facteurs) , au local des Télés (côté rue St Cannat), le 1er étage : le Central Télégraphique et le second pour le Téléphone ( PTT)
Le travail des boulistes était particulier et peu prestigieux. Il consistait le matin, d’arriver avant les agents pour emplir les encriers, et d’eau les récipients servant aux bandes gommées, d’ouvrir les fenêtres et les fermer à la demande, et décrocher les télégrammes du « clou » ( un crochet où séchaient les télégrammes.)

Dans cette salle de « Paris » on travaillait au rythme de la cadence immuable et entêtante des appareils BAUDOT. Le BAUDOT était un petit clavier à 5 touches dont on se servait des deux mains et que certains virtuoses manipulaient d’une seule main. Ce qui a provoqué l’admiration d’une « huile » du Ministère venue en inspection. Alors le chef de service : « voyez-vous cet agent est si habile qu’il pourrait faire de même de la main gauche et en même temps, avec un autre appareil». Sans trembler, l’agent en question répond: « c’est vrai et si vous me plantez un balai dans l’anus, je pourrais aussi balayer la salle ». C’est une histoire qui se racontait ainsi à l’époque : vraie, pas vraie ??

Le système HUGHES venait d’être abandonné et apparaissaient les appareils CREED et SAGEM.. « tac tac » tout le long de la vacation les télégrammes tombaient et partaient.
C’était pendant la guerre d’Indochine. Régulièrement nous parvenaient des messages officiels dont nous avions connaissance avant les autorités destinataires et nous savions que tel navire transporteur de troupes faisait route vers Marseille. Avec tant de blessés et tant de cadavres à bord. En langage codé, les morts étaient appelés « passagers couchés. »
Naturellement, nous lisions tous ces textes et on nous recommandait de ne pas en faire état à l’extérieur. Secret de la correspondance oblige. J’ai toujours respecté la consigne.
L’intérêt de la boulisterie, c’est que nous étions à l’abri des intempéries. A la distribution c’était autre chose, qu’il pleuve ou qu’il vente, où on m’a inculqué la notion du service public et le secret de la correspondance. Ces télégrammes nous parvenaient ouverts par un tube pneumatique, et nous étions chargés de les plier. Donc, nous savions parfaitement en les portant ce qu’ils contenaient, deuils ou événements heureux.

La plupart des dépêches que nous avions à distribuer concernaient les compagnies de navigation, les banques et autres grosses boîtes. J’avais une préférence pour celles destinées aux particuliers, habitants du Panier ou des Carmes toujours généreux en pourboire pour le jeune télégraphique porteur de bonnes ou mauvaises nouvelles. Ce qui nous compéter agréablement notre modeste salaire.
Je garde le souvenir d’un soir de Noël où j’étais de service. En fin d’après midi, un télégramme tombe, annonçant un décès pour des gens habitant au chemin des Bourrely . Imaginez le chemin des Bourrely en 1950 (depuis on y a construit l’Hôpital Nord), une traverse perdue dans la campagne entre St Antoine et ND Limite et finissant dans la colline où je n’avais mis les pieds. Et imaginez un garçon de 17 ans descendant du tram, dans la nuit et cherchant son chemin pour apporter une mauvaise nouvelle à une famille en plein préparatifs de Noël. Dans la nuit et le froid, je me souviens d’avoir pleuré avant de trouver l’adresse et de m’être enfui comme un malfaiteur sitôt le télégramme déposé. Les tournées nous les faisions à pied sauf quand le destinataire habitait loin comme pour ce Noël.
Nous avions droit à des tickets de tram. Le vélo était interdit, mais nous empruntions parfois le notre, en catimini et économisions les tickets.
Quelquefois, nous nous livrions entre camarades à certains arrangements. Quand un gros mariage était annoncé par afflux de messages, nous nous passions le mot et au lieu qu’un seul se rende à la noce avec dix plis d’un coup, nous en portions deux ou trois à la fois, ce qui démultipliait les pourboires et les cris de joie des convives.
Je suis natif de Marseille et connais très bien ma ville depuis toujours, mais je peux dire que grâce à cet épisode de ma vie, j’ai découvert des endroits que j’aurais ignorés. Qui se souvient de la rue des Chapeliers, ou de la caserne des Présentives ou de la rue Farinette ? Je m’y suis perdu quelques fois.
Jeune facteur, c’est un métier tombé dans l’oubli et devenu obsolète depuis l’apparition de nouveaux modes de communication. J’y pense avec une certaine nostalgie, la nostalgie de mes 20 ans. Après le Télégraphe et un certain concours d’AEX, j’ai continué dans. les PTT avec les Ambulants de la Méditerranée et le Centre de tri de Marseille Gare, en jour, en nuit et toujours en compagnie d’excellents camarades venus d’horizon divers auprès desquels je me suis aguerri et enrichi par de liens sociaux, par le travail et aussi par mon engagement syndical.
Quand je revois Marseille Gare, j’ai surtout une pensée pour ce qu’on appelait « l’ancien bureau » qui jouxtait la Poste Honnorat, c’était vieux, poussiéreux, exigu et inconfortable, mais il y régnait une intimité et une camaraderie que je n’ai pas retrouvées par la suite dans le grand bâtiment blanc, tout neuf livré en 68 et démoli depuis.
Qui se souvient de la cour pavée, comme à Colbert avec sous le porche la plaque commémorant Henri Auzias où nous venions nous recueillir chaque année en février ?
Souvenirs ! J’en suis plein. Et cette évocation de mon passage au télégraphe a fait ressurgir le souvenir de ma jeunesse et ceux des copains de mes débuts que je n’ai pas oubliés : François, Tony, Dédé et tant d’autres.
Que sont mes amis devenus ? (Léo Férré)
Francis Mitrano Avril 2021